26/05/2020
Gonzague de Reynold et la Suisse héroïque
Je connais Gonzague de Reynold (1880-1970) depuis de nombreuses années: l'un de ses descendants me l'a fait découvrir en m'offrant un de ses recueils de poèmes, et l'ayant lu je l'ai beaucoup aimé. Il personnifiait les éléments d'une manière très vivace, faisant des vents des sortes d'elfes, tendant ainsi à la mythologie irlandaise: car on sait qu'en gaélique, le même mort sert à désigner le vent et le pays elfique. Cela en dit long sur ce que devinait, ou pressentait le grand écrivain suisse.
Il essayait de créer pour la Suisse une mythologie qui l'unirait, et serait le tableau de son âme unitaire, de son génie. Je n'ai lu que par extraits commentés son livre le plus célèbre, Cités et pays suisses – mais, je ne sais comment, un autre de ses ouvrages m'est tombé entre les mains: sans que je l'aie jamais acheté, je l'ai trouvé dans des affaires qu'on m'a données, et qui m'appartenaient. On l'y avait sans doute ajouté en pensant qu'il m'intéresserait et, de fait, c'est le plus mythologique de tous ceux qu'il a écrits: il s'agit de Contes et légendes de la Suisse héroïque (1913), réédité chez Slatkine dans une collection dirigée par l'excellente Édith Montelle – que j'ai un peu connue. Car elle vivait en Franche-Comté, quand j'y vivais aussi.
Je l'ai donc lu, persuadé que la Suisse est la région francophone qui, au vingtième siècle, a le plus cherché à créer une mythologie à partir de ses traditions propres. Car la Savoie l'avait beaucoup fait au dix-neuvième – et aussi la Provence, avec Mistral. La France du nord l'a fait au onzième, avec La Chanson de Roland; mais ensuite elle n'a fait qu'imiter la mythologie grecque et latine, au dix-septième, et puis, dans des époques plus récentes, elle a cherché à créer des mythologies d'un nouveau genre, plus modernes, et sans s'appuyer sur sa propre tradition séculaire. La science-fiction et le Surréalisme sont allés dans ce sens, et d'excellentes œuvres ont été produites, même si le socle fondamental a souvent semblé manquer. J'ai déjà souvent évoqué ici Charles Duits, pour moi celui qui y est le mieux parvenu. Mais en Suisse romande, un mouvement traditionaliste a fait presque aussi bien, à l'époque même où à Paris le Surréalisme et le Merveilleux scientifique triomphaient: la Voile latine, avec les grands et beaux noms de Charles-Albert et Alexandre Cingria, Claude-Ferdinand Ramuz – et Gonzague de Reynold, donc.
C'est un fait qu'on trouvera difficilement textes mythologiques plus convaincants, au vingtième siècle, que les Contes et légendes de la Suisse héroïque. C'est impressionnant. Reynold s'est visiblement appuyé sur le beau texte du dix-neuvième siècle francophone, La Légende de saint Julien l'Hospitalier, de Flaubert, pour ranimer les vieilles légendes héroïques et chrétiennes d'un style puissant et mâle, rythmé et beau: l'influence de Flaubert est évidente. Et plusieurs récits de ce recueil ne sont, certes, pas indignes de celui de Flaubert. Le plus grandiose est Le Dragon, qui évoque un dragon qui a envahi un Pays de la Forêt de la Suisse alémanique – qui dévore tout, vide le lac, exige des sacrifices humains, ne laisse derrrière soi que ruines lamentables. Des héros s'en vont pour le combattre, mais ne reviennent jamais – jusqu'à ce qu'un certain Struthan (Heinrich von Winkelried, selon la légende) parvienne à le chasser en se faisant en quelque sorte dédoubler par saint Georges, géant d'acier qui pour lui l'affronte. Dès lors le corps du dragon défunt s'aplatit, et tous ceux qu'il a tués ressuscitent, et jusqu'au pays reprend vie. C'est vraiment sublime. Je ne connais rien de mieux, dans la littérature française du vingtième siècle – ou presque.
Le style de Gonzague de Reynold s'inspire souvent de celui des chansons de geste. Il est alors fondé sur la répétition, comme un chant de gloire aux héros – seigneurs ou bourgeois – de la Suisse. Il narre notamment, dans ce style, les joyeuses danses du comte de Gruyère – dont on sait qu'il fut vassal du comte de Savoie: mais Gonzague de Reynold ne fait que se moquer de la Savoie et de ses princes. Cela ne me gêne pas. Il magnifie le comte de Gruyère, ses vassaux – hommes francs et populaires qui l'aimaient –, ses magistrats, sa maîtresse, ses amis, son fou – qui narre de superbes légendes enfonçant la Gruyère dans l'aube des temps, notamment à l'Âge d'Or: alors, dit le fou, les anges avaient des parures colorées et fréquentaient les hommes au quotidien. Ils jouaient avec les enfants, aidaient les hommes dans leurs tâches ordinaires. Mais un jour, les hommes sont devenus négligents, les pâturages incroyablement riches ont décliné, et les anges sont partis! Le monde est devenu sombre, jusqu'à ce que le fondateur de la maison de Gruyère y ramène la lumière – y rétablisse le lien avec la divinité. C'est sublime: j'adore cette réécriture chrétienne de la mythologie païenne, parfaitement exécutée, subtilement mise en place.
Gonzague de Reynold, dans le premier conte du recueil, a même osé raconter la création du monde selon la Bible du point de vue des Soleurois qui, antérieurs à cette création, ont pu assister à tout. C'est drôle, et en même temps beau, car soudain le récit biblique devient réel et accessible – Noé passant dans les rues de Soleure avec tous ses animaux et son crâne chauve avant de disparaître de l'autre côté de la ville, Adam et Ève s'apercevant dans un jardin à l'est, et l'ange qui les a chassés et se tient devant leur jardin avec son épée de feu, ensuite. Tout à coup la création du monde n'est plus un événement livresque et abstrait, mais une suite d'événements cosmiques et grandioses, dont des êtres humains ont été témoins. Et Soleure se tenant seule au milieu de la mer infinie a aussi quelque chose de splendide et de burlesque à la fois, puisque Gonzague de Reynold semble vouloir se moquer d'un sentiment des Soleurois qu'ils se suffisent à eux-mêmes – ce qui est, de toute façon, un sentiment fréquent en Suisse, et plus généralement chez les montagnards: ils ont le goût de l'autonomie.
Et bien sûr Reynold raconte aussi les luttes sourdes avec les princes qui ont voulu empêcher les Suisses d'être libres, et chante cette aspiration à l'indépendance. C'est un recueil magnifique, que j'ai adoré, et j'ai le sentiment que son auteur n'est pas assez reconnu, peut-être pour des raisons politiques. Mais même sa vision politique avait des vertus, j'en ai parlé ailleurs, lorsque j'ai commenté un mémoire de Maîtrise qui lui avait été consacré et qu'on m'avait envoyé, après sa publication.
08:34 Publié dans Culture, Histoire, Mythes, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)
30/12/2019
Une belle tournée de Dame Hiver
Je reviens d'une semaine passée en Savoie, après mon déménagement en Occitanie, et j'y ai participé à la création de spectacles originaux de contes de mon amie Rachel Salter, qui, sur la base d'une histoire des frères Grimm, a inventé un personnage qui a eu beaucoup de succès: Dame Hiver.
Tout de blanc vêtue, couronnée d'un diadème rempli de pierres précieuses, elle s'est elle-même mise en scène, évoquant les petites filles qui tombant au fond d'un puits venaient la voir. Elle s'est posée comme créatrice de la neige, et a fait rire en faisant jaillir des plumes d'un oreiller percé qu'elle demandait qu'on battît. Les responsables des lieux se sont montrés compréhensifs en aidant au nettoyage...
Dame Hiver a rivalisé avec bonheur avec le Père Noël. Élégante et belle, fine et superbe, elle se cristallisait dans le bleu étoilé de l'hiver et venait parler avec humanité aux enfants. Elle avait plus de dignité et de magie que le vieux barbu à l'habit rouge, qui désormais est dépassé, figé dans sa tradition désuète. À la fin des spectacles, les enfants venaient se faire photographier avec elle, ou lui dire au revoir en l'appelant Dame Hiver!
Même quand elle ne jouait pas ce rôle, qu'elle se contentait d'être Rachel Salter narrant des contes écossais, elle a eu du succès et on m'a dit qu'elle aussi était une véritable fée, qu'elle appartenait au peuple dont elle racontait les histoires. Elle a ce don.
Le plus beau, pour moi, durant cette tournée, est qu'elle a donné l'occasion de créer un nouveau conte à partir de l'histoire de la Savoie. Je connaissais déjà Dame Hiver avant de quitter l'Occitanie: trois spectacles dans la région de Carcassonne me l'avaient révélée. En Savoie, elle a brillé davantage encore, mais il n'y avait pas de nouveauté radicale. Ce qui fut spécifique, c'est que Rachel Salter a créé l'histoire enchantée du Comte Vert, Amédée VI de Savoie – l'a réécrite pour que le monde intérieur y soit présent, se manifeste sous la forme d'une fée-truie, accompagnée de ses serviteurs hommes-sangliers.
On se souvient, peut-être, qu'au dix-neuvième siècle, en Savoie, de nombreux écrivains ont réinventé la Savoie ancienne – faisant apparaître, dans les brumes médiévales, les êtres fabuleux qui dirigeaient la destinée. Cela s'est fait abondamment pour le Comte Vert, justement, puisque le poète Antoine Jacquemoud lui a consacré une sorte d'épopée, dans laquelle il assure qu'Amédée VI était l'ami intime de l'Archange des Combats, qu'il recevait de lui ses mystérieuses indications, par lesquelles il est devenu un héros.
De son côté, Jacques Replat a essayé de créer des romans inspirés par Walter Scott dans lesquels les comtes de Savoie étaient en lien diffus avec le monde spirituel. Il a en particulier consacré Le Sanglier de la forêt de Lonnes au Comte Rouge, fils du Comte Vert, et sans doute tué suite à une blessure reçue lors d'une chasse au sanglier. Mais cela fait aussi référence à un sanglier maudit, diabolique, affronté par le comte de Langin dans la forêt des Voirons, et dont Jacques Replat assure qu'après avoir été dérouté par celui-ci, il est parti errer dans la forêt de Lonnes (ou Lonnaz), près du château de Ripaille – où justement Rachel Salter a créé ce conte héroïque, cette petite épopée fabuleuse!
Car elle a narré que le Comte Vert avait rencontré une fée, dans cette forêt de Lonnes, et qu'elle lui avait fait des dons sublimes – remplaçant dans son histoire l'archange de Jacquemoud devenu plus humain et plus réaliste. C'est elle, assure-t-elle, qui a béni son anneau de saint Maurice, le transformant en objet enchanté, magique, fabuleux – et faisant de son porteur un véritable super-héros.
Et c'est en son honneur qu'il s'est vêtu de vert, car elle a un lien avec Vénus, qui a à son tour un lien avec le sanglier de la forêt des Voirons. Car on raconte que c'est parce qu'un temple de Vénus a été négligé au sommet des Voirons qu'un sanglier géant et fou est apparu, possédé par le diable, et qu'il a fallu placer, là où avait été le temple, un ermitage sacré – gardant l'entrée du monde spirituel existant en cet endroit –, et éviter qu'il ne crée du mal au lieu du bien. C'est Notre-Dame des Voirons, qui est une vierge noire.
À la mort du Comte Vert, advenue après qu'il a été rejeté par la fée parce qu'il avait fauté vis à vis d'elle, elle lui apparaît immense, comme Brünhilde apparaît, à peu près dans la même situation, à Siegfried à sa mort – elle, la Valkyrie divine! Je parle bien sûr du Crépuscule des Dieux, l'opéra prodigieux de Wagner, dont Rachel Salter a su retrouver la force.
On sait peut-être que j'ai écrit une thèse de doctorat qui a fait plus ou moins scandale, consacrée à la mythologie créée en Savoie au dix-neuvième siècle autour de la dynastie et des traditions populaires des vallées de Savoie. Je ne cache pas regretter l'élan romantique de cette littérature qui osait transfigurer l'histoire pour en faire des épopées au sens propre – de la mythologie.
Il a existé un peu en Suisse, durant le vingtième siècle. Pour ainsi dire, elle a repris le flambeau de la Savoie. Charles-Albert Cingria a fait un livre magnifique sur La Reine Berthe, dans laquelle il assimile cette Bourguignonne (qui régnait aussi en Savoie) à une fée. Et on sait ce que Ramuz doit à la mythologie populaire valaisanne. Souvent les comtes de Savoie ont continué à être glorifiés chez les conteurs et les historiens vaudois et gruyérois libérés, à l'époque moderne, du joug de Berne. Mais en Savoie même, il a été plus ou moins interdit de proroger cette coutume poétique, et je n'y connais que de bons recueils de contes populaires locaux, qui évitent en réalité de parler des comtes de Savoie ou d'autres seigneurs féodaux glorifiés. Ils restent volontiers à cet égard dans l'abstrait. Le problème est politique. La république de Berne laisse indéniablement plus de liberté que celle de Paris, lorsqu'il s'agit de chanter les traditions régionales.
Rachel Salter a créé à nouveau un conte mythologique sur la Savoie, comme le faisaient les Romantiques allemands pour leur contrée propre, comme moi peut-être j'ai essayé de le faire avec Captain Savoy!
Un château également a été restauré dans cet esprit: celui d'Avully, où nous avons été particulièrement bien reçus. Il est décoré dans un sens épique et chevaleresque, rendant hommage à la dynastie qui a régné entre Alpes et Léman!
20:10 Publié dans Culture, France, Lettres, Mythes, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)
30/11/2014
Saint Maurice, Horus, Jean-Pierre Veyrat


20:04 Publié dans Mythes, Spiritualités, Suisse | Lien permanent | Commentaires (0)